Argument naturaliste et légitimation de l'appropriation privative
Caroline Guibet Lafaye  1, *  
1 : Centre Maurice Halbwachs  (CMH)  -  Site web
CNRS : UMR8097, École normale supérieure [ENS] - Paris, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS)
48 Bd. Jourdan 75014 Paris -  France
* : Auteur correspondant

Les revendications en matière de propriété, surtout lorsqu'il est question de patrimoine, s'adossent, dans les discours communs, à une défense du privé, de ce qui a été gagné à la sueur de son front ou de la préservation des biens au sein de la famille. En France, le Code civil contribue à la construction et au renforcement du mythe d'une transmission naturelle des biens personnels, axée sur la famille. L'article 731 du Code civil confirme et entérine la prééminence du lien biologique et familial dans la transmission des biens. L'attachement à la propriété et à sa transmission tend à se justifier par une forme de naturalisation du rapport individuel et familial à l'objet possédé, s'enracinant dans la philosophie antique et classique, et eu égard à laquelle le droit opère une consécration de ce rapport naturalisé de l'individu à la chose. La philosophie smithienne participe de cette opération naturalisation du rapport individuel au bien approprié. Notre interprétation aujourd'hui encore de la propriété et des droits de propriété s'enracine dans une conception classique de l'appropriation.

Lorsque la philosophie a voulu penser la propriété et son origine, elle a fait de la nature le cadre approprié pour l'appréhender, y compris à des époques où la propriété, aussi bien privée que commune, était déjà régulée par un système de juridictions préexistant. La propriété et la question de sa légitimité se sont vues alors interrogées aux confins d'une articulation entre l'ordre du fait (s'incarnant notamment dans l'appropriation) et celui du droit. Or cette inscription de notre rapport à la propriété dans la sphère du naturel a pour effet de la placer d'un des côtés de l'opposition nature vs. social/société.

La mise au premier plan d'une nécessité naturelle ainsi que l'inscription de l'appropriation dans un registre naturaliste a pour vocation de soustraire la propriété à la problématique de la justice. Elle contribue à poser la question de l'appropriation légitime dans le cadre singularisé du rapport d'un individu abstrait à un bien, en excluant l'altérité, c'est-à-dire en évitant d'interroger la propriété en relation à ces autres qui pourraient avoir des prétentions légitimes sur le bien approprié ou en relation à ces autres qui ne possèdent pas. Le lien immédiat instauré et consacré par la philosophie dès l'Antiquité ainsi que par le code civil français et les argumentaires courants, récusant la légitimité de toute immixtion sociale ou politique dans le rapport de l'individu à ce qui lui appartient, a permis de tenir à distance la question de la juste répartition des biens, y compris au sein de la famille, lorsque la propriété est envisagée.

Dans ce qui suit, nous mettrons en évidence le rôle conféré à la nature dans l'interprétation de la propriété privée et de l'appropriation privative, en nous rapportant aux philosophies ayant cherché à penser l'origine et la légitimité de l'appropriation privative. Nous envisagerons d'abord les justifications naturalistes de l'appropriation privative (Rousseau, Smith) puis l'éviction de l'ordre civil des conceptualisations classiques de la propriété pour analyser enfin l'inversion naturaliste de l'ordre juridique, quand est appréhendé cet objet spécifique qu'est l'appropriation privative. Ces analyses permettront de souligner, d'une part, combien la naturalisation de l'appropriation privative contribue à une disqualification de la question de la justice dans ce champ et à mettre en évidence, d'autre part, les torsions infligées au droit, par la philosophie classique en particulier naturaliste, pour conférer au sein du système du droit une place à cet objet singulier qu'est la propriété privée.


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