Les débats autour des droits de propriété intellectuelle sont aujourd'hui nombreux, tout comme ils l'étaient déjà dans la France du dix-neuvième siècle. Comme le souligne Sagot-Duvauroux, dans la préface de Les majorats littéraires : la propriété intellectuelle, c'est le vol, ainsi que dans son article dans l'Œuvre multiple de Jules Dupuit, les arguments contemporains sont proches de ceux qui étaient alors mobilisés, de sorte qu'il est possible d'identifier dans le passé les racines de l'opposition entre une conception plutôt française du droit d'auteur (défendue par les libéraux français comme par exemple Frédéric Bastiat, Gustave de Molinari, Joseph Garnier, Frédéric Passy...), et une conception plus anglo-saxonne du copyright (position prise par Jules Dupuit). Plus précisément, Sagot-Duvauroux oppose les arguments des libéraux français, en termes de justice et de droit naturel, parfois complétés par eux par un raisonnement d'ordre économique, à ceux de Dupuit. Pour justifier les droits de propriété intellectuelle, ce dernier n'évoquerait que des arguments économique, adoptant une analyse en termes d'efficacité dont plusieurs commentateurs soulignent la modernité (Ekelund & Hébert, 1999, p. 309 ; Sagot-Duvauroux, 2002a, p. 126). En d'autres termes – ceux de Machlup (1958, p. 21) et Machlup & Penrose (1950, p. 11) – les libéraux fondent leur argumentation sur le juste (c'est la thèse de la « loi naturelle ») tandis que Dupuit ne se réfère qu'à l'utile – ce que Machlup (Ibid) et Machlup & Penrose (Ibid) qualifient d'approche ‘pragmatique'. Cette opposition à propos des droits de propriété intellectuels ferait alors écho à une divergence plus générale entre le juste et l'utile que l'on retrouverait dans tous les domaines de la pensée entre les libéraux et Dupuit (cf. Vatin, 2002, p. 100 ; Sagot-Duvauroux, 2002, p. 117).
Au contraire, cet article a pour objectif de montrer que les débats entre Dupuit et les libéraux français sur le droit de propriété intellectuelle, et plus généralement sur le droit de propriété, ne peuvent être interprétés au regard de l'opposition entre le juste et l'utile : ce sont en réalité les relations entre les deux qui sont à l'œuvre. Ainsi, les libéraux font appel à des arguments économiques pour défendre le droit de propriété en général et le droit de propriété intellectuel en particulier qui ne doivent pas être sous-estimés : ce ne sont pas seulement en effet des auxiliaires qui leur permettent de renforcer leur position, mais des éléments qui font partie intégrante de leur analyse. Je montrerais alors que pour eux, le juste est utile. A l'inverse, si Dupuit avance exclusivement des arguments économiques, c'est parce qu'il considère que l'utile est nécessairement juste (Section 1). Cette interprétation différente des relations du juste et de l'utile est directement à l'œuvre dans la manière dont Dupuit et les libéraux français développent leur argumentation sur le droit de propriété intellectuelle (Section 2).
Ce retour sur les relations entre le juste et l'utile chez Dupuit et les libéraux français me permettra d'une part, de clarifier leurs conceptions de la justice et, d'autre part, de préciser la conception de l'intérêt général de Jules Dupuit.