Ce papier a pour objectif de faire apparaître le rôle des normes et des interactions sociales dans la compréhension de l'évolution de long terme du niveau de bonheur individuel, et cela, à la lumière de l'œuvre d'Adam Smith.
Quelques commentateurs ont tenté d'établir un lien entre l'analyse d'Adam Smith et certains résultats fondamentaux en économie du bonheur. Ces contributions se concentrent, principalement, sur l'influence que l'auteur attribue à la richesse sur le bonheur (Ashraf, Camerer and Loewenstein, 2005; Bruni, 2006; Brewer, 2009). Toutefois, cette relation est loin de couvrir l'ensemble des considérations de Smith sur le bonheur individuel, ainsi que leurs possibles relations avec l'analyse contemporaine du bonheur.
La littérature ignore que l'influence limitée que l'auteur accorde à la richesse sur le bonheur s'appuie sur l'idée d'une adaptation individuelle aux circonstances ; une idée pourtant dominante, aujourd'hui, en économie du bonheur, pour expliquer le « paradoxe d'Easterlin ». Il existe, en effet, une proximité formelle entre la théorie dite des « adaptations hédoniques » (Brickman et Campbell, 1971) et ce que l'on peut appeler « la théorie gravitationnelle du bonheur smithienne » : l'une et l'autre ont en commun l'idée que les individus s'adaptent aux circonstances, ce qui se traduit, à long terme, par la convergence vers un niveau fixe de bonheur.
Cependant, l'analyse de Smith propose une interprétation différente de celle de la théorie des adaptations hédoniques sur ce qui conduit les individus à s'adapter. Cette interprétation repose sur une conception originale de l'individu comme soumis à des normes sociales. Loin d'être trivial, cette conception permet de répondre à l'une des ambitions que s'est fixée l'économie du bonheur et que la théorie des adaptations hédoniques échoue à accomplir. L'économie du bonheur vise, en effet, à remettre en cause l'approche standard du bonheur en économie en proposant une conception alternative de l'individu qui contrasterait avec ce que l'on appelle communément l'homoœconomicus (voir Zamagnie, 2005). En cela, l'analyse smithienne peut constituer une grille de lecture pertinente de l'évolution de long terme du niveau de bonheur individuel.