Institutionnalisme historique et théorie de la régulation : quelle théorie ? Eléments de réflexion
Agnès Labrousse  1@  
1 : CRIISEA et CEMI-EHESS
Université de Picardie Jules Verne

Depuis ses origines, l'institutionnalisme historique se heurte à la critique répétée de ne pas produire de théorie. Ce fut le cas de l'institutionnalisme allemand à qui l'on reprocha, au travers de receptions aujourd'hui dominantes mais partiales du Methodenstreit (Labrousse, 2008), de ne produire qu'une collection de faits sans théorie. Ainsi pour Richard Langlois (1986, 5), « le problème avec l'École Historique et beaucoup des premiers institutionnalistes est qu'ils voulaient une économie avec des institutions mais sans théorie ». Une telle affirmation sera répétée à propos de l'institutionnalisme américain de Veblen, Commons et Mitchell. Ainsi, on retiendra d'une autre querelle de méthodes, la controverse Vining-Koopmans – dont la réception sera ici encore partiale (Mirowski, 1989; Lawson, 1994) – que les institutionnalistes du NBER comme Mitchell se contentaient de faire du « measurement without theory ». Quelques décennies plus tard, Ronald Coase (1984, 230) pourra affirmer que « les institutionnalistes américains n'était pas théoriques mais anti-théoriques. Sans théorie, ils n'avaient rien à transmettre, à part une masse de matériaux descriptifs en attente d'une théorie ou d'un feu ». Représentante d'une nouvelle génération d'institutionnalisme historique, la théorie de la régulation fait face à des critiques semblables depuis son émergence dans les années 1970.

L'hypothèse qui guide cette contribution est que ces courants proposent une forme alternative de théorie – trop implicite, insuffisamment revendiquée – à celle caractéristique des courants se fondant sur le schéma déductif-nomologique et l'idée de lois universelles : une théorie qui vise à dégager des régularités situées dans le temps et dans l'espace. La discipline économique apparaît pour les courants relevant de l'institutionnalisme historique (Théret, 2000) comme une science historique au sens de Passeron (1991) : « Une discipline est historique dès que ses énoncés ne peuvent, lorsqu'il s'agit de les dire vrais ou faux, être désindexés des contextes dans lesquels sont prélevées les données ayant un sens pour ses assertions ». La théorie apparaît comme une matrice exploratoire, en même temps qu'une matrice de systématisation et d'accumulation des connaissances, nécessitant de s'immerger dans des données locales, situées. L'approche est généalogique, non fonctionnaliste et implique une autre conception du temps et de la causalité. Le temps historique est tissé de phénomènes d'irréversibilité de degré variable où les conditions initiales, des évènements contingents jouent un rôle crucial. Le temps n'est ni homogène, ni continu, ni causalement inerte ; la causalité est cumulative, circulaire et séquentielle. Le schéma ADI (abduction-déduction-induction) peut alors constituer une alternative au schéma déductif-nomologique. L'institutionnalisme historique repose généralement sur une épistémologie constructiviste où l'observateur, ses instruments et ses catégories ne sont pas neutres et doivent être intégrés au tableau par des pratiques réflexives.

Cette contribution s'efforcera de préciser quelques enjeux épistémologiques mais aussi opératoires (dans les pratiques d'enquête, l'usage de statistiques et de modèles) pour le chercheur de cette autre conception de la théorie. En effet, ces enjeux récurrents nous semblent insuffisamment clarifiés ou synthétisés aujourd'hui, face à domination du schéma déductif-nomologique et des manières de "faire science" de l'économie mainstream.

 


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